HISTOIRE D’ACHTUNG BABY


Au moment de la conception d’Achtung Baby, U2 est un groupe déconcerté et perdu, un peu assommé par le mauvais accueil réservé au film Rattle and Hum et à l’album du même nom. En effet, alors que ce film annoncé à grands renforts de publicité avait été retiré de l'affiche après dix jours d’exploitation, l’album avait été plutôt bien vendu, mais assassiné par la critique : « grandiloquent, prétentieux, pillage de la musique américaine… ». Un sévère retour à la réalité pour U2 après le succès planétaire de l’album The Joshua Tree.



LE DOUTE S’INSTALLE


Le groupe entreprend quand même le Lovetown Tour, une tournée orientée vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande qui comprend aussi quelques dates européennes. Le 31 décembre 1989 au Point Dépôt de Dublin, Bono fait une déclaration maintenant célèbre qui fait froid dans le dos à tous les fans : « Nous avons eu beaucoup de plaisir au cours de ces derniers mois, finissant même par savoir jouer un peu de musique. Nous n'en saurons pas beaucoup plus mais ce fut fun ! C'est juste la fin de quelque chose pour U2, et c'est ce que nous jouons durant ces concerts - c'est juste une affaire entre nous-mêmes et vous. Ce n'est rien d'autre, c'est juste -- nous devons partir et... et rêver encore tout haut ».

D’après The Edge : « On aurait dit la fin d’une époque mais c’était exactement l’ambiance dans notre camp – on n’avait plus de jus ». Pour Bono : « J’ai réalisé que soit c’était terminé, soit il nous fallait repartir à zéro et reconstruire le rêve ».

Après la fin du Lovetown Tour, les membres du groupe s’attellent à divers projets individuels ou collectifs comme une adaptation de Night And Day de Cole Porter ou une contribution de Bono et The Edge à une adaptation théâtrale d’Orange mécanique. Puis ils repartent en studio pour enregistrer des démos de titres écrits par Bono en Australie en vue d’un nouvel album. Mais l’ambiance est lourde car Bono et Edge prennent l’habitude de travailler de plus en plus fréquemment ensemble sans faire appel à Adam et Larry, et ceux-ci se sentent mis à l’écart. Larry est particulièrement inquiet de voir Edge « écouter de la dance et faire le con sur des batteries électroniques ».

Musicalement parlant, le groupe est tout à fait conscient de la nécessité de se renouveler complètement, mais ils ne savent pas vraiment comment faire. Ils vont donc chercher de l’aide auprès de Daniel Lanois et Brian Eno, avec lesquels ils ont déjà travaillé sur The Unforgettable Fire (Lanois/Eno) et The Joshua Tree (Lanois avec Flood). C’est Daniel Lanois et Flood qui assureront la présence la plus régulière, Brian Eno faisant de plus rares apparitions et considérant que sa mission consiste à « arriver et à effacer tout ce qui ressemblerait trop à du U2 ».

La morosité au sein du groupe est encore aggravée par les problèmes personnels de The Edge qui se sépare de sa femme Aislinn. Pour Bono : « La séparation de Edge et d’Aislinn a créé une onde de choc au sein de notre petite communauté. C’était trop dur à supporter. Deux belles âmes en train de souffrir. Edge était complètement abattu. Je ne l’avais jamais vu comme ça avant. Et puis il y a eu comme un effet domino, et on a tous traversé une période difficile ».

Il était grand temps pour le groupe d’aller chercher l’inspiration du coté de Berlin.



BERLIN ET LE MIRACLE DE ONE


D’après Paul Mc Guinness, l’idée d’aller enregistrer l’album à Berlin est sans doute venue de Brian Eno qui y avait vécu avec David Bowie et Iggy Pop. De toute façon, le groupe éprouvait le besoin de prendre du champ, considérant que la vie de famille était l’ennemie du rock and roll.

C’est ainsi que le groupe atterrit à Berlin le 3 octobre 1990, soir de la réunification officielle de l’Allemagne, débarquant du dernier vol à se poser en Allemagne de l’Est avant que ce pays ne cesse d’exister. Ils se retrouvent logés dans des chambres d’hôtes autrefois fréquentées par des personnalités en visite, et c’est ainsi que Bono dort dans le lit de Brejnev ! Il raconte même que s’étant levé en pleine nuit pour trouver de l’eau, il a fini par se retrouver nez à nez avec les anciens propriétaires de la maison. Ceux-ci venaient récupérer leur bien autrefois confisqué par les communistes.

Le groupe travaille et enregistre dans les studios Hansa, une ancienne salle de bal des SS particulièrement sinistre qui n’aide pas à réchauffer l’ambiance. D’une façon générale, l’hiver et l’atmosphère berlinoise ajoutent encore à la déprime du groupe. Un de leurs seuls points communs à l’époque, c’est d’être tous d’accord pour dire que rien ne va plus :

  • Pour Larry : « C’était particulièrement dur à cause des désaccords au sein du groupe. Je me sentais agressif. J’avais l’impression d’être en dehors du coup. Je m’inquiétais aussi de voir cette utilisation croissante de la batterie électronique. J’avais l’impression que mon rôle en était diminué (…) J’essayais de trouver ce que je pouvais faire de plus et Edge me disait « Que peux-tu faire de moins ? ».

  • Pour The Edge : « Adam et Larry étaient persuadés que les idées de chansons étaient nulles alors que Bono et moi pensions que le problème venait du groupe ».

  • Pour Bono : « Nous accumulions les notes d’hôtels et nous avions autour de nous des professionnels, l’équipe technique de U2, qui regardaient le spectacle de notre médiocrité et se demandaient s’ils n’auraient pas mieux fait d’aller travailler pour Bruce Springsteen ».

  • Pour Adam : « On allait droit dans l’impasse jusqu’à ce que One surgisse et qu’on trouve enfin un sillon ».


  • L’épisode de la création de One se trouve au centre du documentaire de Davis Guggenheim From the Sky Down qui conte la genèse d’Achtung Baby. Celui-ci raconte : « Ils ont pris une section de Mysterious Ways et sont retournés aux studios. Ils ont écrit la chanson d’un trait en quelques minutes et tout a été filmé ». Pour les paroles, le groupe peut remercier le Dalaï-lama, qui venait de leur envoyer une invitation pour le festival Oneness. Bono, peu inspiré par l’événement, avait répondu « Un, mais différent », idée qui a par la suite fait son chemin ! D’après Bono : « Les mots sont tombés du ciel, un véritable cadeau ».

    One est par la suite devenu le titre le plus repris de U2. On a donné plusieurs significations à ce beau texte : dispute au sein d’un couple, conversation entre un père et son fils séropositif (tous les bénéfices de la chanson ont été reversés à la lutte contre le Sida). Edge en dit : « Elle se fonde sur deux idées. D’un coté, c’est une conversation amère entre deux personnes qui se sont fait du mal : « We hurt each other, then we do it again ». Et de l’autre il y a l’idée d’apprendre à se soutenir mutuellement. » . De son coté Bono a répété à plusieurs reprises qu’il s’agissait de l’histoire d’une séparation et qu’il n’arrivait pas à comprendre pourquoi autant de couples tenaient à entendre ce titre lors de leur mariage.

    Mais finalement, peu importe la signification exacte de cette chanson puisqu’elle a été à l’origine du renouveau du groupe et l’a sauvé in-extremis du naufrage, chose que le groupe avoue plus volontiers maintenant qu’à l’époque. Lors de la présentation de From the Sky Down à Toronto, lorsqu’un journaliste à demandé à Bono : « Sur une échelle de 1 à 10, à combien évaluez-vous le risque pour le groupe d’exploser à l’époque d’Achtung Baby ? », la réponse a été : « Very ». Et comme son interlocuteur insistait, Bono a répondu en souriant : « Very est un terme irlandais qui veut dire 9 ».

    Suite à l’enregistrement de One, U2 retourne à Dublin pour les fêtes, et ne revient à Berlin que pour une brève période en janvier 1991. Finalement, seuls deux titres d’Achtung Baby seront enregistrés dans cette ville (One et Mysterious Ways). Mais peu importe : la magie était revenue et Berlin a aussi servi de pépinière à des idées qui seront ensuite développées à Dublin.



    ACHTUNG BABY OU LA REINVENTION DE U2


    En février 1991, U2 reprend donc les sessions d’enregistrement à Dalkey près de Dublin, au bord de la mer, dans un manoir nommé Elsinore. L’ambiance est nettement plus détendue qu’à Berlin, ce qui n’empêche pas le groupe d’éprouver certaines difficultés à finaliser certains titres comme Lady With a Spinning Head, qui ne figurera pas sur l’album, mais donnera naissance à trois des titres les plus réussis d’Achtung Baby : Zoo Station, The Fly et Ultraviolet (Light My Way), avant d’être enregistrée comme B side du single One.

    C’est à l’occasion de la création de The Fly que Bono adopte une paire de lunettes noires en forme de mouche dénichée par leur costumier Fintan Fitzgerald. Il constate que dès qu’il les porte, tout le monde se met à rire, et surtout qu’il se sent bien plus à l’aise dès qu’il se trouve à l’abri derrière les verres teintés : « J’ai réalisé que ce personnage plutôt frappé pouvait dire des choses que moi je ne pouvais pas raconter car j’étais coincé dans la peau de Bono, le jeune homme sérieux ». Par la suite, les lunettes de soleil deviendront la marque de fabrique de Bono qui ne se montre plus jamais en public sans en en porter.

    Les enregistrements sont également marqués par le vol des bandes des premières sessions enregistrées à Berlin, et surtout par leur diffusion illégale sous forme d’un triple album vinyl : The New U2 : Rehearsals and Full versions (puis de trois CD sous le titre Salome : The (Axtung Beibi) Outtakes).

    Le travail en studio sera également fortement influencé par l’intervention de Brian Eno qui, écoutant les bandes du travail réalisé, les qualifia de « désastre absolu » en raison d’une post-synchronisation excessive. Il pensait que le groupe n’avait plus le recul nécessaire pour pouvoir juger de la qualité de leur travail et les incita à faire un break salutaire. Le groupe déclara que cette intervention avait sauvé l’album.

    Pendant l’été, Brian Eno, Flood, Daniel Lanois et Steve Lillywhite mixent l’album aux Studio Windmill Lane à Dublin, proposant au groupe plusieurs versions de chaque titre. Comme d’habitude, les derniers jours de travail se déroulent dans l’urgence et les changements de dernière minute, The Edge déclarant que la moitié du travail de finalisation a été fait dans les trois dernières semaines, mais finalement, l’album est prêt à temps.

    Sa sortie sera précédée du single The Fly, choisi délibérément pour annoncer la nouvelle orientation musicale du groupe. D’après Bono : « Le son de la guitare d’Edge ressemblait au vrombissement d’une mouche qui aurait réussi à pénétrer dans votre cervelle », vrombissement très bien accueilli par le public.

    Finalement c’est le 19 novembre 1991, juste un mois après la sortie de The Fly, que l’on pourra trouver Achtung Baby dans les bacs des disquaires.

    Le titre de l’album peut faire penser aux sessions d’enregistrement berlinoises mais celle-ci n’y sont probablement pas pour grand-chose. En réalité, c’était l’expression favorite d’un ingénieur du son, Joe O’herlihy, qui l’avait trouvée dans le film de Mel Brooks The Producers. Bono a pensé que cette expression ferait un titre idéal pour l’album car « ça captait l’attention, ça faisait référence à l’Allemagne, où tout avait commencé, et aussi à l’amour et aux enfants, qui étaient dans nos esprits à ce moment-là. Mais en plus c’était assez léger pour cacher la noirceur de l’album ». Il explique également l’utilisation du mot « bébé » de la façon suivante : « Nous nous étions toujours interdit d’utiliser le mot « bébé » dans une chanson. Ce mot n’existait pas dans le vocabulaire de U2. Dans Achtung Baby, il apparaît 27 fois, d’où le titre. Personne n’a fait le lien, et pourtant, il me semble évident. L’enfant était arrivé. Ma vie avait complètement changé. Ali était de nouveau enceinte et notre deuxième fille est née pendant la composition d’Achtung Baby, en juillet 1991. (…) Les bébés apparaissent dès la toute première chanson, Zoo Station : « I’m ready to say I’m glad to be alive. I’m ready, I’m ready for the push ».

    Quant à la pochette de l’album, conçue par Steve Averill, elle est composée de 12 images carrées couleur, dans le but de contraster avec le sérieux des couvertures des précédents albums, qui étaient toutes constituées par une photo monochromatique. Alors qu’au départ Anton Corbijn avait fait une série de photos du groupe en noir et blanc à Berlin, finalement jugée trop austère, une nouvelle série lui a été commandée pour mieux illustrer le changement musical du groupe. C’est ainsi qu’on trouve par exemple sur la couverture de l’album des photos prises au Maroc ou encore à Tenerife pendant le Carnaval, ou encore une vache irlandaise dans le comté de Kildare… L’objectif étant de surprendre les fans de U2.

    Mais la photo dont on a le plus parlé à propos de cet album est une photo d’Adam nu placée à l’arrière de la pochette, photo prise au moment où le groupe avait envisagé d’appeler l’album « Adam ». Cette photo fût censurée aux Etats-Unis (par l’apposition d’une croix ou d’un trèfle à quatre feuilles uniquement sur les versions cassette et cd).

    Musicalement parlant, le disque répond parfaitement à la célèbre définition qu’en a fait Bono : « Le son de quatre mecs en train d’abattre le Joshua Tree », et cela dès les premières notes. D’après Adam : « Quand les gens écouteraient le disque, nous voulions que leur première réaction soit de dire : « Ce disque est abimé » ou « Ca ne peut pas être le nouveau U2, il doit y avoir une erreur ». D’où la longue intro très théâtrale pendant laquelle on ne sait pas ce qu’on est en train d’écouter ».


    L’album contient 12 titres :
  • Zoo Station
  • Even better Than The Real Thing
  • One
  • Until the End of The World
  • Who’s gonna Ride Your Wild Horses
  • So Cruel
  • The Fly
  • Mysterious Ways
  • Trying to Throw Your Arms Around The World
  • Ultraviolet (Light My Way)
  • Acrobat
  • Love Is Blindness

  • (pour chacune d’entre elles, voir “Analyse de l’album”)

    Pour cette sortie, le groupe fait profil bas afin d’éviter toutes les accusations de « prétention », et évite interviews et promotion en tous genres. Cela n’empêchera pas l’album d’être très bien accueilli par la presse, de bien se vendre (18 millions d’exemplaires à ce jour), et d’être couverts de récompenses (par exemple, pour Rolling Stone magazine en 1992 : « Meilleur single » (One), « Artistes de l’année », « Meilleur album », « Meilleur compositeur » (Bono), « Meilleure couverture », et « Comeback de l’année ». Ou encore aux Grammy Awards 1993, où Achtung Baby remporte l’Award de la « Meilleure prestation par un duo ou un groupe »).

    Achtung Baby a donc permis à U2 de revenir parmi les groupes les plus populaires et les plus appréciés au monde en cherchant à faire non pas ce que le public attendait d’eux, mais ce qui leur plaisait profondément, au risque de disparaître. D’après Larry : « Je me souviens de conversations entre nous où on se disait que ce n’était pas grave si ça ne marchait pas, si les gens n’aimaient pas, car c’était un grand album. Et que si c’était notre dernier album, ce serait un bel adieu ».

    En guise d’adieu, c’est un nouveau départ qui attendait le groupe. Achtung Baby ou « La raison pour laquelle nous sommes toujours là aujourd’hui » comme le confiait Bono à Davis Guggenheim en 2011.